Une réflexion typographique

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Affiche de l'exposition "Typographus", Musé Érasme (Bruxelles), 2008.

Graphisme: Sign (Buxelles).

Quand j’ai commencé à lire plus intimement les textes d’Érasme, j’ai été frappé par sa connaissance du monde de l’imprimerie et par sa sensibilité à la typographie. J’ai pensé qu’il était important que la recherche typographique soit un des éléments de notre réflexion et de notre rapport avec le public. Je me suis alors lancé dans une recherche qui m’a permis de comprendre que l’humaniste de Rotterdam a été un des premiers auteurs à se préoccuper non seulement de l’écriture de son œuvre, mais aussi de sa réception, de la manière dont il désirait être lu. Sa façon particulière et inédite pour l’époque de travailler – au milieu des presses, logeant chez ses imprimeurs pour mieux suivre le rythme des ouvriers avec lesquels il collaborait, du soleil levant au couchant – l’amena à s’intéresser à la mise en page de ses œuvres. Il fut un des premiers intellectuels à comprendre que la forme c’est le fond quand il remonte à la surface. Il discuta alors intensément avec les compositeurs de ses livres pour donner à chacune de ses œuvres une forme qui correspondait à la fois, à son contenu, et au lecteur qu’il désirait atteindre. Ce faisant, il fut un des acteurs qui participèrent à l’élaboration du livre moderne dans les années 1500-1530, au même titre que certains des plus grands typographes de l’époque – avec lesquels il collabora – comme Alde Manuce à Venise, Johann Froben à Bâle ou Thierry Martens à Louvain. Cela explique pourquoi, quand j’ai voulu doter la Maison d’Érasme d’une politique de publications en 1996, parallèle au travail muséographique que j’y menais, j’ai pensé qu’il était important de ne pas produire des livres d’érudition ou des catalogues d’exposition qui se préoccupent seulement du contenu, mais qu’il fallait également leur donner des formes nouvelles, tout comme Érasme avait pu le faire à son époque. Ce projet a rencontré un certain succès et fut nominé et couronné à plusieurs reprises (Type Directors Club à New York, prix Plantin- Moretus à Anvers ou Fernand Baudin à Bruxelles, notamment).

J’ai eu la chance de rencontrer assez rapidement un bureau bruxellois, Sign, où travaillaient trois graphistes qui fonctionnaient comme un collectif (Olivier Sténuit, Franck Sarfati, Joël van Audenhaege) entourés au fil du temps par une pépinière d’assistants qui s’y formèrent (Raf Thienpont, Donatien Paul, Cédric Aubrion). Les premiers de nos livres furent réalisés principalement par Joël Van Audenhaege, parti aujourd’hui fonder l’agence DoJo design.

Poursuivant mes recherches sur Érasme typographe, j’ai eu le grand bonheur de rencontrer le «père des graphistes belges», Fernand Baudin, qui pendant des années contribua à introduire dans notre pays le meilleur de la création graphique du monde entier, non seulement francophone, mais également anglo-saxonne et nordique. Sa bibliothèque, mélange d’ouvrages techniques et scientifiques, m’a profondément marqué. J’y ai passé de nombreuses journées qui m’ont permis non seulement de mieux comprendre la typographie ancienne, mais aussi de m’initier au design contemporain. Peu à peu, j’osai moi-même me risquer à la mise en page de certains des livres du musée à l’aide du logiciel QuarkXpress, sous le regard bienveillant, et j’imagine un peu amusé, de ces professionnels. C’est ainsi que j’éditai le dernier texte de Fernand Baudin, À la lettre. Fernand Baudin disparut en 2005 avec sa bibliothèque – celle qu’il connaissait par cœur, par le cœur – et qu’il s’était constituée mentalement, pour son propre usage et celui de ses amis. Comme la vie est aimable, le bonheur fait parfois que l’on rencontre un inconnu qui vient s’asseoir aux côtés du défunt, et reprend avec vous les discussions demeurées en suspens avec l’ami ou le Maître disparu.

Herman Lampaert fut pour moi cet inconnu. Quand je commençai nos entretiens typographiques, je reconnus chez lui, tout de suite, la tournure d’esprit si particulière de Fernand Baudin qui pensait d’abord en images. Je devrais plutôt écrire en lettres, en signes typographiques. Herman Lampaert exprimait lui aussi ses conceptions au moyen des formes plutôt que du langage. En l’écoutant, je pensai à un petit traité de Fernand Baudin qui demeure pour moi son chef-d’œuvre, La typographie au tableau noir (1984), même s’il est moins connu que L’effet Gutenberg (1994).

Herman Lampaert a été le professeur de graphisme de deux des membres fondateurs de Sign, Olivier Sténuit et Joël van Audenhaege. Je l’ignorais, mais c’est un hasard heureux. Cela montre qu’il y a là, autour de la Maison d’Érasme, un «milieu» graphique comme l’on peut parler de «milieu humaniste» quand l’on essaye de comprendre le fonctionnement de l’atelier de Thierry Martens aux quinzième et seizième siècles, composé d’ouvriers (de pressiers, de compositeurs, de correcteurs) et d’érudits sans lesquels l’imprimeur d’Alost n’aurait pu produire son œuvre qui est à la naissance de l’histoire de la typographie en ‘Belgique’. Faisons le vœu que l’engagement typographique de la Maison d’Érasme ajoute aux vertus de civilité que l’humaniste de Rotterdam a été le premier à codifier en Occident, permettant d’imaginer un monde où l’on puisse vivre ensemble plus harmonieusement, grâce aux formes.

À Genève, j’ai essayé de poursuivre cette réflexion typographique en renouvelant entièrement la charte graphique et en mettant en œuvre une architecture de marque pour unifier les différents sites de la Bibliothèque, avec le bureau Madame Paris établi à Lausanne, dirigé par Alexandra Ruiz.

Fernand Baudin, A la lettre